Et si l’intelligence artificielle rendait les soins plus humains?

Les avancées en intelligence artificielle se succèdent à une vitesse effrénée. Elles laissent entrevoir un monde de possibilités en médecine… mais génèrent la crainte que celle-ci soit déshumanisée. Comment faire en sorte que le progrès technologique soit réellement au service des humains et de leur santé? Tour de la question avec des médecins interpellés par ces enjeux.

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Nous vous avons demandé si vous étiez à l’aise de voir votre médecine utiliser l’intelligence artificielle lors d’une consultation. Voici ce que vous avez répondu :

  • Non à 64 %
  • Oui à 27 %
  • Et 9% des personnes répondantes ont tenu à spécifier qu’elles demanderaient plus de précisions sur l’application de l’IA avant de se prononcer.
Le futur, c’est maintenant… ou presque!

Après Internet, l’intelligence artificielle (IA) sera la prochaine grande révolution technologique vécue dans nos sociétés modernes. Bien qu’au Québec, le recours à l’IA en soit encore à ses balbutiements dans les milieux de soins, celle-ci pourrait connaître un véritable essor en médecine d’ici quelques années à peine.

« L’intelligence artificielle a fait des pas de géant au cours des dernières années… et on sous-estime ses capacités actuellement », avance le Dr Pierre Guérette, médecin d’urgence et membre du Conseil d’administration du Collège des médecins du Québec (CMQ). Adepte de nouvelles technologies, il suit avec beaucoup d’intérêt l’évolution fulgurante de ce domaine.

Pneumologue et vice-présidente du Conseil d’administration du CMQ, la Dre Nathalie Saad voit d’un œil positif l’arrivée de l’IA : « Considérant à quel point les pathologies deviennent complexes, à quel point on individualise les traitements pour le cancer, par exemple, je pense que nous arrivons à une ère en médecine où il importe d’avoir un soutien, afin d’offrir le meilleur traitement possible à chaque personne. »

Face à l’arrivée de l’IA, les ordres professionnels ont un rôle crucial à jouer : s’assurer que son utilisation demeure appropriée et sécuritaire pour le public. C’est dans cet objectif que le CMQ a notamment constitué un groupe de travail sur la télésanté et l’intelligence artificielle, dont font partie les Drs Guérette et Saad. Place au futur de la médecine!

Intelligence artificielle (IA)

Reproduction artificielle des facultés cognitives de l'intelligence humaine, dans le but de créer des systèmes ou des machines capables d'exécuter des fonctions relevant normalement de celle-ci1.

La puissance de l’A au service de la santé

L’IA possède une prodigieuse capacité d’analyse, lui permettant de traiter une quantité phénoménale de données et d’en dégager une tendance. Voici quelques-uns des domaines en santé où ses étonnantes facultés sont à faire leurs preuves.

Rapidité d’analyse et aide au diagnostic

Utilisée en imagerie médicale, l’IA accélère et facilite le diagnostic de certains cancers, comme celui du poumon, du sein ou de la peau. En ophtalmologie, à partir d’une simple photo, l’IA peut détecter des cas de rétinopathie diabétique, une complication du diabète qui peut conduire à la cécité. Par ailleurs, dans certains hôpitaux, on confie dorénavant à des robots l’analyse d’échantillons microbiologiques.

Des trouvailles étonnantes

Au moyen de l’IA, une équipe de recherche de l’Université de Leeds au Royaume-Uni a pu établir un lien entre de petites modifications repérées au niveau des vaisseaux sanguins de la rétine et un risque élevé d'infarctus du myocarde. Une révolution dans le dépistage des maladies cardiaques!

Une gestion optimisée, pour moins d’attente

Au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), un algorithme est actuellement testé, notamment dans le but de mieux organiser les effectifs nécessaires à l’urgence et d’accélérer l’admission de certains patients. Pour la gestion des rendez-vous, certaines cliniques médicales québécoises utilisent désormais un algorithme afin de mieux prioriser et orienter les personnes en attente d’une consultation.

Le saviez-vous?

Des études2 ont démontré que les systèmes d’intelligence artificielle (SIA) étaient plus efficaces que l’humain pour prédire, parmi le nombre de personnes admises à l’urgence, celles qui allaient être hospitalisées aux soins intensifs. Il n’y a qu’un pas à franchir pour imaginer une meilleure gestion des lits ou des salles d’opération, et une répartition optimale des effectifs grâce à l’IA!

Une alliée en santé publique

L’utilisation de données par proxy (comme celles fournies par une montre intelligente) s’avère utile pour prévenir des éclosions de maladies infectieuses. Par exemple, des équipes de recherche américaines ont pu déceler à distance des cas de COVID-19, notamment à partir de données sur la fréquence cardiaque recueillies par des montres intelligentes.

De grands espoirs

Dans la mesure où son usage est balisé par un cadre sécuritaire, l’IA comporte plusieurs avantages, tant pour les médecins que pour les patientes et patients. Voici certains des gains espérés avec l’IA.

Un filet de sécurité pour les patients… un copilote pour les médecins

Tout d’abord, l’IA pourrait contribuer à rendre les soins plus sécuritaires. Le Dr Guérette donne pour exemple les analyses en radiologie : « Un être humain peut avoir eu une mauvaise nuit, être fatigué… C’est rassurant pour le patient de savoir qu’il y aura ce deuxième regard de l’IA. »

Celui-ci perçoit la machine comme un copilote, dont le rôle est d’assister le médecin dans le diagnostic ou le choix d’un traitement, ou encore de l’alerter d’un détail négligé. Même son de cloche du côté de la Dre Saad : « L’IA est un outil qui nous permet de regarder une situation à la lumière d’un algorithme. C’est une aide à la décision, au même titre que les lignes directrices en médecine. »

Une priorisation accélérée des cas… mais jamais sans surveillance

Reprenons l’exemple de la radiologie. Si l’IA permet au radiologue d’écarter dans un premier temps les radiographies jugées normales pour se concentrer d’abord sur des images signalées comme anormales, on peut alors espérer accélérer le diagnostic et l’amorce de traitement. « Si l’IA permet de prioriser les cas anormaux, on ressort gagnant. Mais ce processus n’évacue en rien la nécessité de faire valider toutes les images par un professionnel à moyen terme », précise la Dre Saad.

C’est d’ailleurs l’une des craintes les plus fréquentes : celle de voir l’IA remplacer l’humain. Sur ce point, la Dre Saad est catégorique : « L’IA ne remplacera pas le jugement clinique, l’habileté, ni les connaissances médicales et scientifiques. Mais on peut certainement bénéficier de l’intégration d’outils qui nous permettent d’arriver à des plans de traitement, des diagnostics de façon plus efficace et de façon plus personnalisée. Cela dit, le regard critique et le jugement professionnel sur les résultats doivent demeurer. »

Bref, ce n’est pas demain que les médecins se retrouveront sans emploi. « Bien au contraire, on ne manquera pas de travail, mais on assistera à une mise en commun des capacités, qui permettra d’offrir un service de meilleure qualité », estime le Dr Guérette.

Une médecine personnalisée… à condition d’avoir des données

Autre avantage de l’IA : sa capacité de traiter et de croiser les données, ce qui lui confère un point de vue plus complet d’une situation. Grâce à l’IA, la médecine pourrait prendre en compte des milliers de caractéristiques propres à une personne, en vue de lui offrir des traitements mieux adaptés. Le Dr Guérette demeure toutefois prudent à ce niveau : « Cela suppose que l’IA aurait accès à une grande quantité de données, dont le profil génétique complet de la personne, l’historique de sa prise de médicaments, et bien plus encore. »

Visiblement, le réseau de la santé n’en est pas là encore. Au Québec, les informations en santé se retrouvent actuellement dispersées dans différentes bases de données, au cœur de systèmes informatisés qui ne communiquent pas entre eux. Un défi de taille attend la province sur le plan du rattrapage technologique. La réforme actuelle du réseau de la santé est certainement l’occasion d’actualiser et d’uniformiser les outils technologiques, pour profiter pleinement des gains d’efficacité promis par l’IA.

Moins de paperasse… plus d’interaction humaine

La médecine se complexifie, la bureaucratie aussi. Outre les nombreux formulaires à remplir, la prise de notes durant les consultations constitue un irritant, alors que l’écran s’interpose souvent entre le médecin et son patient. Des percées en IA pourraient résoudre ce problème, faire épargner du temps aux cliniciens, et permettre à ceux-ci de focaliser toute leur attention sur la personne devant eux!

Bon à savoir

Selon un rapport publié par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), les médecins québécois, toutes spécialités confondues, consacreraient près de 4,4 millions d’heures par année à des tâches administratives jugées superflues4.

Imaginons ceci… Bientôt, lors d’une consultation médicale, un SIA pourra analyser le dialogue entre le médecin et son patient, si ce dernier y consent. Une note, à valider par le médecin, sera générée au dossier à partir des informations recueillies par le système. Une fois le diagnostic et le traitement établis par le médecin, le SIA engendrera toutes les actions nécessaires au suivi, sans que personne ne touche à un clavier. « On gagnera alors beaucoup de temps! », s’enthousiasme le Dr Guérette.

Ce dernier utilise dorénavant la dictée vocale pour sa prise de notes et constate déjà des gains appréciables. « De 5 à 7 minutes requises pour rédiger une note à la main, on passe à environ 2 minutes grâce à l’assistance vocale. Ça me permet de voir quelques patients de plus dans ma journée. »

Bref, en libérant le médecin des aspects mécaniques de son travail, celui-ci pourra se concentrer sur des tâches à valeur ajoutée. « C’est certainement plus stimulant que de se battre contre un fax  », ironise le Dr Guérette, en rappelant que l’invention du télécopieur date de…1843.

Les bémols

Si l’IA prend des allures de couteau suisse, elle possède justement son côté tranchant. Voici certaines des appréhensions souvent évoquées à son sujet. Pour le CMQ, plusieurs aspects méritent réflexion et encadrement.

Protection des données personnelles… faut-il s’inquiéter?

Les SIA appliqués à la santé permettent l’accès aux données personnelles. C’est certainement un enjeu qui préoccupe nombre d’usagers. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) prend d’ailleurs la question au sérieux. Récemment, elle effectuait une mise en garde à cet effet , en évoquant la nécessité d’un « cadre légal solide […] pour sauvegarder la vie privée ».

La Dre Saad partage cette inquiétude : « Plusieurs aspects demeurent flous actuellement : comment est traitée l’information entrée dans le système? À qui appartient cette information? Où est-elle conservée? Ce sont des questions que tout médecin devrait se poser lorsqu’il utilise un nouvel outil clinique. Or, avec l’IA, c’est beaucoup moins clair. Il est donc plus difficile de s’assurer qu’on a bien suivi les règles, qu’on respecte la confidentialité des données. »

Représentation de la diversité

Un autre revers potentiel de l’IA est le manque de représentativité de la diversité des populations dans ses modèles d’analyse, ce qui peut conduire à « des préjugés, des inexactitudes et même des échecs », selon l’OMS. Celle-ci prône le recours à des réglementations qui assureront que les données d’entraînement de l’IA tiennent compte du genre et de l’origine ethnique des personnes, afin que l’ensemble soit représentatif.

Quelles sont vos sources?

Connaissez-vous le phénomène de la boîte noire (black box)? C’est le principe selon lequel on obtient un résultat, sans toutefois pouvoir expliquer comment on y est parvenu. Il s’agit d’une autre grande préoccupation entourant l’usage de certains SIA : un contenu est généré, sans que l’on puisse comprendre le raisonnement derrière ni consulter les sources à l’appui.

C’est là où la rigueur intellectuelle et le jugement professionnel s’imposent. « C’est bien d’avoir la réponse, mais ensuite il faut trouver la référence, et valider que celle-ci est fiable », rappelle le Dr Guérette.

Le mot d’ordre : pensée critique. Comme pour tout article scientifique, la même grille d’analyse s’impose avec l’IA : « Cette suggestion est-elle pertinente pour ce patient? Ce médicament est-il reconnu pour cette pathologie? Est-ce un traitement valide? C’est notre responsabilité en tant que professionnels de se questionner », ajoute-t-il.

Heureusement, les SIA se raffinent sans cesse et, de plus en plus, parviennent à expliquer leur raisonnement, ce qui ultimement peut en faire des sources d’apprentissage pour les professionnels.

ChatGPT est-il fiable pour discuter santé?

Gratuit, accessible, il peut répondre en quelques clics à presque toutes nos interrogations. Mais ChatGPT mérite-t-il notre confiance lorsqu’il est question de santé?

Une équipe de recherche6  a mis l’outil au défi en lui soumettant 50 questions fréquentes au sujet des vaccins contre la COVID-19. Celui-ci a fait plutôt bonne figure, ayant fourni des réponses jugées globalement adéquates, bien que parfois incomplètes.

En revanche, les résultats d’une autre étude7  sont beaucoup plus mitigés. Environ 25 % des réponses fournies par ChatGPT au sujet de médicaments ont été jugées satisfaisantes, alors que les autres étaient inexactes ou incomplètes. De plus, certaines des sources citées en référence étaient… inexistantes.

« Au final, estime le Dr Pierre Guérette, les mises en garde jadis formulées à l’égard de Docteur Google s’appliquent toujours : lorsque notre santé est en jeu, tournons-nous vers les véritables experts en la matière! »

La responsabilité des médecins

La responsabilité humaine est centrale dans le développement de l’IA. Autrement dit, pour chaque décision suggérée par l’IA, un être humain doit rendre des comptes. Par conséquent, un médecin pourrait-il être blâmé pour une erreur provenant du SIA qu’il emploie? La réponse simple est oui! Il lui appartient de valider les décisions et les actions générées par le système, puisqu’il y va de sa responsabilité professionnelle.

« Le poids de la responsabilité professionnelle repose sur le médecin. C’est une situation délicate, d’autant plus que les règles ne sont pas encore claires et que plusieurs questions demeurent sans réponse », relate la Dre Saad.

Un groupe de travail à l’œuvre

Mis sur pied par le CMQ en 2018, le groupe de travail sur la télésanté et l’intelligence artificielle se penche actuellement sur une multitude de questions soulevées par les avancées technologiques, et vise à fournir aux médecins québécois des balises pour naviguer de façon sécuritaire dans ces domaines en mouvance.

Sur l’IA, plusieurs questions se posent encore:

  • Se pourrait-il un jour qu’un médecin soit tenu responsable de ne pas avoir utilisé un SIA?
  • Comment s’assurer d’obtenir un consentement éclairé de la personne quant à l’usage de ses données recueillies par un SIA?
  • Quelle devrait être la durée de conservation de ces données?
  • Comment choisir le bon outil et éviter tout conflit d’intérêts?
  • Dans quelle mesure une personne devrait-elle pouvoir repérer, en consultant son dossier, les SIA qui ont été utilisés pour lui fournir des soins?

Bien qu’elles semblent hypothétiques aujourd’hui, ces questions deviendront une réalité demain, et plusieurs angles morts surgiront en cours de route.

Une fiche conçue pour tous

Le groupe de travail du CMQ est à concevoir une fiche visant à sensibiliser à la fois les médecins et le grand public aux aspects déontologiques et éthiques entourant le recours à l’IA en médecine. « Il est tout aussi important pour les patientes et les patients de s’informer, afin de comprendre les enjeux », affirme la Dre Saad.

La fiche précisera notamment les règles à respecter par les médecins pour la tenue des dossiers. Ainsi, de la même façon que le médecin doit documenter les raisons qui l’amènent à poser un certain diagnostic, celui-ci devra justifier le fait qu’il soit en accord ou en désaccord avec un raisonnement proposé par un SIA, s’il a recours à un tel outil.

« L’idée est de porter un regard critique, afin d’en arriver à une utilisation judicieuse de l’IA. Il reste beaucoup de questions à se poser, mais ultimement la prise de décision revient aux professionnels, quelle que soit la réponse obtenue d’un SIA », précise la Dre Saad.

En somme, une médecine plus humaine grâce à l’IA, est-ce pour demain? La Dre Saad demeure optimiste, mais prudente : « Je pense que c’est ce à quoi on devrait aspirer; toutefois, il faudra un peu de temps pour trouver ce juste équilibre permettant de tirer les avantages de l’IA et d’obtenir une plus-value au chevet du patient. Si l’on atteint cet objectif, on aura fait bon usage de l’IA en santé. »

Pour un développement responsable de l’IA

Initiée par l’Université de Montréal, la Déclaration de Montréal est une « œuvre collective » ayant pour objectif de mettre le développement de l'IA « au service du bien-être de tout un chacun ». Elle propose un cadre éthique pour un développement inclusif, équitable et écologiquement soutenable de l’IA à l’échelle internationale. Pour plus de détails, consultez la page Web.

Les 10 principes de la Déclaration de Montréal

  1. Bien-être
  2. Respect de l’autonomie
  3. Protection de l’intimité et de la vie privée
  4. Solidarité
  5. Participation démocratique
  6. Équité
  7. Inclusion de la diversité
  8. Prudence
  9. Responsabilité
  10. Développement soutenable

1Tiré de la définition de l’Office québécois de la langue française.
2 Voir notamment: RAITA, Y. et al. «Emergency department triage prediction of clinical outcomes using machine learning models », Critical Care, 22 février 2019, vol. 23, no 1, p. 64.
3 Données médicales fournies par des appareils non certifiés.
4 Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, « Les patients avant la paperasse », janvier 2023.
5 Organisation mondiale de la Santé, « L’OMS préconise une utilisation sûre et responsable de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé », 16 mai 2023.
6 SALAS, A., et al., « Chatting with ChatGPT to learn about safety of COVID-19 vaccines – A perspective », Human Vaccines & Immunotherapeutics, septembre 2023, vol. 19, no 2.
7 ASHP News Center, « Study Finds ChatGPT Provides Inaccurate Responses to Drug Questions », 5 décembre 2023.