Droit à l’avortement : ne baissons pas la garde!
Au Québec, un consensus entoure l’idée que les femmes ont le droit de disposer de leur corps et de prendre leurs propres décisions en matière de santé reproductive. Or, à l’heure actuelle, des reculs observés dans le monde en matière de droit des femmes, dont celui à l’avortement, nous rappellent à quel point ces acquis sont fragiles. Comment faire en sorte que toutes, dans la province, aient accès à des soins aussi essentiels? Coup d’œil sur un enjeu toujours contemporain.

L’avortement, un acte médical et un droit
Décriminalisé depuis 1988, l’avortement est un soin de santé reconnu au Canada. Le droit à l’avortement n’y est pas encadré par une loi, mais s’appuie sur la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le « droit à la vie, à liberté et à la sécurité de la personne ».
Il existe deux méthodes d’interruption volontaire de grossesse (IVG). La première, celle par instruments (ou avortement procédural), est réalisée par un médecin, en clinique ou en centre hospitalier. La deuxième, celle par médicaments (ou avortement médical) requiert la prise de deux médicaments , d’abord le Mifépristone, puis le Misoprostol de 24 à 48 heures plus tard. C’est ce qu’on appelle communément la pilule abortive.
Selon le stade de la grossesse et les conditions médicales, il peut arriver qu’une seule de ces méthodes soit une option. En revanche, pour la plupart des femmes qui en sont au premier trimestre de leur grossesse, les deux options sont possibles. Il s’agit alors d’une question de préférence individuelle. Afin de pouvoir faire un choix éclairé, toute femme est en droit d’obtenir de l’information détaillée sur ces options. Or, l’accès aux deux méthodes demeure variable selon les régions.
- À travers le monde, 77 pays autorisent l’avortement.
- Au Canada, environ 1 femme sur 3 aura un avortement au cours de sa vie.
- La très grande majorité des avortements sont pratiqués au 1er trimestre de grossesse.
Un accès inéquitable et encore précaire
Dans la province, il existe une quarantaine de points de service qui pratiquent des IVG ou servent de points d’entrée pour recevoir des soins. Leur répartition géographique est toutefois inégale. Quant aux délais d’attente, ils varient, pouvant parfois dépasser 2 ou 3 semaines.

« L’attente est toujours difficile à vivre une fois que la décision est prise, mais c’est encore plus difficile lorsque les patientes ressentent des symptômes de grossesse », décrit la Dre Geneviève Bois. Cette médecin de famille, qui exerce principalement à Whapmagoostui, une communauté crie située dans le Nord-du-Québec, maintient également une pratique complémentaire en santé reproductive et milite de longue date pour l’accessibilité à ces soins.
Comme bien d’autres, elle déplore notamment que certaines régions ne disposent d’aucun, sinon d’un seul ou de deux points de service. La région de la Capitale-Nationale, par exemple, n’en a qu’un. Dans certaines villes ou régions, les points de service n’effectuent des IVG qu’une ou deux demi-journées par semaine. À Montréal, l’offre est répartie entre plusieurs cliniques.
La Dre Bois prend régulièrement la parole publiquement pour dénoncer ces iniquités. Dans une lettre ouverte qu’elle a cosignée avec plus de 400 médecins, elle évoque le « parcours de combattante » de certaines femmes pour obtenir des services auxquels elles ont droit1. Jusqu’à 6 rendez-vous sont parfois exigés pour obtenir une IVG , ce qui peut représenter tout un casse-tête logistique, particulièrement pour des femmes en situation de vulnérabilité.
Ces médecins réclament notamment que soient implantées des normes minimales d’accès aux services d’avortement. « À l’heure actuelle, personne au Québec n'a la responsabilité de s’assurer qu’il existe un accès minimal, par exemple un point de service accessible à 100 km à la ronde dans chaque région, ou que les services ne sont pas offerts seulement une demi-journée ou deux par semaine, et en 4, 5 ou 6 rendez-vous », explique-t-elle.
Zoom sur la pilule abortive au Québec
Ayant l’avantage de pouvoir être réalisée là où la personne le désire, au moment souhaité, l’IVG par médicaments peut améliorer l’accès à l’avortement en offrant plus d'options, plus de confidentialité et en réduisant les problématiques liées aux déplacements vers les points de service.
Développée en France au début des années 1980, la pilule abortive n’a fait son entrée au Canada qu’en 2017, puis au Québec l’année suivante. Or, cette option thérapeutique a tardé à s’y implanter. Les Québécoises auraient recours à celle-ci dans une proportion d’à peine 17 %, comparativement à 72 % en France, 53 % aux États-Unis et 32 % en Ontario. La Dre Bois nuance toutefois ces données : « Un pourcentage élevé d'avortement par médicaments montre parfois un grave problème d'accès à l'avortement procédural, et un pourcentage très bas peut dénoter un manque d'accessibilité à l'avortement par médicaments. Il faut voir plus loin que les chiffres. »
En 2022, un groupe de travail interdisciplinaire formé par le Collège des médecins du Québec (CMQ) a revu les normes de pratique entourant la pilule abortive et assoupli les directives en place. Certaines obligations ont été levées, dont celle d’effectuer une échographie, celle de restreindre l’IVG par médicaments aux gestations de 63 jours ou moins et celle, pour les médecins, de suivre une formation spécifique. Dorénavant, il revient à chaque clinicien de s’assurer qu’il détient les compétences et connaissances nécessaires pour prescrire cette médication.
La Dre Bois a activement participé aux travaux du CMQ. « C’est forcément une bonne nouvelle. Moins de restrictions, ça ne peut qu’améliorer l’accès, mais ça ne règle pas tout. Pour offrir un réel choix aux femmes en matière d’IVG, les deux méthodes [par instruments et par médicaments] doivent être disponibles partout sur le territoire, en temps opportun », nuance-t-elle.

Contraception gratuite… une partie de la solution?
Au Canada, on estime que 40 % des grossesses sont non planifiées. La moitié des femmes qui ont recours à une IVG le feraient en raison de l’échec de leur méthode de contraception. Pour la Dre Bois, les enjeux de l’accès à l’avortement et à la contraception doivent être abordés de front. « Le vrai libre choix, ça implique entre autres d’avoir accès aux moyens de contraception que l’on désire, sans barrière logistique ou financière », affirme-t-elle.
Or, les méthodes de contraception les plus efficaces sont souvent les plus coûteuses. Par exemple, le coût d’un implant contraceptif ou d’un stérilet avoisine les 400 $. Au Québec, les assureurs, dont la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), remboursent une partie de cette somme, mais pour certaines femmes, la différence à payer demeure inabordable ou le délai de remboursement représente un sérieux obstacle. « Je rencontre régulièrement des patientes qui me disent vouloir un stérilet ou un implant, mais qui n’en ont pas les moyens à ce moment », relate la médecin.
Plusieurs estiment que la gratuité de la contraception fait partie de la solution. Cette mesure, dont l’efficacité est bien documentée, a été adoptée en Colombie-Britannique et l’est partiellement en Ontario (pour certains groupes, dont les jeunes de 25 ans ou moins). Au Québec, des pétitions visant l’instauration d'un programme d’accès gratuit à la contraception recueillent un vif appui. Celle de la députée Ruba Ghazal a obtenu plus de 95 000 signatures à l’automne 2024.
Cette mesure bénéficierait autant à la population qu’aux finances de l’État, puisque le coût direct des grossesses non désirées au Canada est évalué à 320 millions de dollars par année2.
Des droits menacés dans le monde
À l’heure actuelle, le Québec et le Canada font figure de chefs de file en matière de juridiction pro-choix. Cette posture enviable ne saurait pourtant être tenue pour acquise, alors que le droit à l’avortement est en péril dans de nombreux pays. Depuis la dernière décennie, on observe notamment des reculs préoccupants au sud de la frontière canadienne.
En juin 2022, lorsque la Cour suprême des États-Unis a invalidé l'arrêt Roe c. Wade, elle a ainsi balayé un jugement qui protégeait le droit à l'avortement à l'échelle nationale depuis 1973. Désormais, il revient à chaque état d’autoriser, de limiter ou d’interdire l’avortement sur son territoire. À ce jour, une dizaine d’états ont interdit les IVG, dont le Texas et la Louisiane, obligeant des cliniques à fermer. Dans d’autres états, comme le Wyoming et l’Ohio, des textes visant à interdire ou à restreindre l’avortement font l’objet de contestations devant les tribunaux3. En Europe, des reculs ont également été notés en Hongrie et en Italie.
Au Canada, le débat sur le droit à l’avortement est périodiquement ravivé par des groupes militants. Comme ailleurs dans le monde, des mouvements anti-choix y sont à l’œuvre et déploient différentes initiatives et tactiques, dont le dépôt de projets de loi. En 2008, un projet de loi intitulé Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels fut même adopté en Chambre en seconde lecture, puis rejeté par le Parlement. Quantité d’autres initiatives ont été bloquées au fil des ans.
À ce jour, au pays, « toute personne a le droit de prendre des décisions concernant son propre corps, et personne ne devrait être obligé de mener une grossesse non désirée ou dangereuse4 ». De plus, selon l'article 223.1 du Code criminel du Canada, « un enfant devient un être humain lorsqu'il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère », ce qui signifie que le fœtus n’a pas d’existence légale (ou de personnalité juridique) au Canada. Le géniteur ou les parents d’une mineure de plus de 14 ans n’ont donc aucun droit sur l’issue de la grossesse.
Il n’en demeure pas moins que, face à un climat d’incertitude politique et à une société de plus en plus polarisée, la vigilance est de mise. Aucun pays n’est à l’abri d’un recul en matière de droit des femmes.
Un plan d’action québécois
C’est sur cette toile de fond que Québec a dévoilé, en novembre 2024, un nouveau plan d’action visant à « réaffirmer le droit fondamental des Québécoises de choisir de poursuivre ou d’interrompre une grossesse ».
Ce plan, échelonné sur 3 années, vise 3 grands objectifs :
- Informer la population en ce qui concerne le libre choix et lutter contre la désinformation.
- Améliorer l’accès aux services d’avortement sur l’ensemble du territoire, et humaniser les soins.
- Faciliter l’accès à de l’information fiable ainsi qu’aux services en matière de contraception.
Le gouvernement y affiche notamment son intention de soutenir la création de nouveaux points de service d’IVG, de permettre la prescription de la pilule abortive par un plus grand nombre de professionnels de la santé et de déployer un service de télésanté afin d’améliorer l’accès.
« C’est une belle assise, ça montre un désir d’engagement du gouvernement, commente la Dre Bois. Mais, comme toujours, le diable se cache dans les détails : il faut voir comment ce sera déployé et si on fait vraiment des gains en matière d’accès. »
Comme beaucoup d’autres, elle espérait que seraient inclus dans ce plan la gratuité de la contraception et l’avortement sans frais pour toutes les femmes, ayant ou non la couverture de la RAMQ. « Plein de gens au Québec n’ont pas de carte valide! Des étudiantes ou des travailleuses, des gens entre deux statuts ou dont la carte a expiré, entre autres. D’ailleurs, pourquoi cette carte devrait-elle expirer? » À ses yeux, trop de barrières administratives limitent encore l’accès aux soins de santé. « La santé, ce n’est pas un privilège, c’est un droit! », conclut-elle avec conviction.
Interruptions de grossesse forcées, tout aussi inacceptables
Respecter l'autonomie corporelle des femmes, c'est reconnaître leur droit de choisir... quel que soit ce choix. Tout comme aucune femme ne devrait être contrainte de mener à terme une grossesse non désirée, aucune ne devrait se voir imposer un avortement. La déontologie médicale est claire à ce sujet : aucun examen, traitement ou intervention ne peut être effectué sans le consentement libre et éclairé de la personne concernée.
En 2022, un rapport de recherche, publié par les chercheuses Suzy Basile et Patricia Bouchard 5, a levé le voile sur des cas de stérilisations et d’interruptions de grossesse imposées à des femmes des Premières Nations et Inuit, au Québec depuis 1980. Ces interventions auraient été réalisées à l’insu des patientes, ou au terme de pressions exercées par le personnel médical.
Après avoir vivement condamné ces pratiques, le CMQ a uni ses efforts à ceux des acteurs du milieu pour élaborer un plan d’action concret. Celui-ci mise notamment sur la formation et la sensibilisation, afin d’assurer à toutes les femmes – qu’elles soient immigrantes, racisées, issues de milieux défavorisés ou encore qu’elles souffrent de problèmes de santé mentale – l’accès à des soins de qualité, respectueux et pleinement consentis.
Avortement – Un survol en 5 temps 1869 – Une loi criminalisant l’avortement est adoptée par le Parlement canadien. Pratiquer un avortement ou se faire avorter est alors passible d’emprisonnement à vie. 1969 – Grâce à l’adoption du projet de loi C-150, l'avortement est partiellement autorisé au Canada, sous certaines conditions précises : il peut être pratiqué uniquement dans les hôpitaux, et seulement si un comité formé de 3 médecins juge que la grossesse constitue un danger pour la santé de la mère. 1988 – La Cour suprême du Canada juge que les dispositions du Code criminel qui restreignent l'avortement sont inconstitutionnelles. L'avortement est décriminalisé et devient donc possible, sans égard au stade de la grossesse. 2008 – Les frais relatifs aux avortements sont couverts par la Régie d’assurance maladie du Québec (RAMQ). 2016 – Québec légifère pour encadrer les manifestations aux abords des cliniques d’avortement, afin d’assurer la sécurité de leur personnel et le libre choix des femmes. |
Le documentaire Libres de choisir, réalisé par Élise Ekker-Lambert et Julie Boisvert, met en lumière le travail de médecins (dont la Dre Geneviève Bois) et d’infirmières qui œuvrent dans les cliniques d’avortement, de même que les puissants témoignages de femmes qui racontent leur expérience.
À l’affiche du 7 au 12 mars 2025 à la Cinémathèque québécoise.
Le documentaire sera également diffusé en version courte sur les ondes d’ICI Télé le 8 mars, à 22 h 30.
Cliquez ici pour connaître les dates de projection dans votre région.
1 « Priorité à l’accès aux services d’avortement et de santé reproductive», Le Devoir, 19 septembre 2023.
2 Amanda Black et coll., “The Cost of Unintended Pregnancies in Canada: Estimating Direct Cost, Role of Imperfect Adherence, and the Potential Impact of Increased Use of Long-Acting Reversible Contraceptives”, Journal d’obstétrique et de gynécologie du Canada, décembre 2015.
3 Fatoumata Sillah et Dorian Jullien, « États-Unis : Quels états ont interdit l’avortement ? Dans lesquels son accès a-t-il été étendu ? Le droit à l’IVG état par état», Le Monde, 24 avril 2024.
4 Page Avortement au Canada, consultée le 24 février 2025.
5 Suzy Basile et Patricia Bouchard (2022). Consentement libre et éclairé et les stérilisations imposées de femmes des Premières Nations et Inuit au Québec, rapport de recherche, Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador.